Chapitre 13

 

Le lendemain, Bones et moi nous rendîmes chez Denise. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu ma meilleure amie, entre les préparatifs pour la métamorphose de Tate et les chamboulements causés par mon enlèvement. Le simple fait de passer un moment de détente en sa compagnie me faisait donc plaisir. Denise était au courant de tout : de ma vie, de Bones, des vampires, des goules, et même de la guerre que nous menions. Après tout, j’avais été obligée de l’appeler pour lui expliquer la raison pour laquelle elle avait été contrainte de déménager si brusquement. Don avait certainement dû lui demander, ainsi qu’à Randy, son mari, de faire leurs valises sans même leur expliquer pourquoi.

Leur nouvelle maison se trouvait dans la banlieue de Memphis. Heureusement que Randy, qui était consultant en informatique, exerçait à son compte, et qu’il pouvait donc travailler de n’importe où, car j’aurais vraiment culpabilisé s’il avait été obligé de démissionner à cause de moi. Denise avait quitté son emploi peu de temps après leur mariage, donc de ce côté-là non plus, aucun poids ne pesait sur ma conscience. Ils n’en avaient pas parlé, mais j’avais dans l’idée qu’ils essayaient d’avoir un bébé. Cela expliquerait l’intérêt soudain de Denise pour des choses qui la laissaient de marbre auparavant. Autre indice : elle avait tenu à cuisiner elle-même le dîner au lieu de faire appel à un traiteur. C’était totalement nouveau chez elle.

— C’est excellent, la complimentai-je en me servant une nouvelle tranche de rôti. Il faudra qu’on vienne pour les vacances. Moi, comme tu le sais, je suis une calamité aux fourneaux.

Denise sourit.

— Ou bien tu organises une fête et tu demandes à Rodney de faire la cuisine. Tu ne m’as pas dit que c’était un cuistot hors pair ?

— Si, répondis-je la bouche pleine avant de pencher la tête. Bones, est-ce que ce serait très dangereux d’organiser une fête de Noël ?

Il réfléchit à ma question.

— Il faudrait n’inviter que quelques personnes, mais je ne crois pas qu’il y aurait vraiment de quoi s’affoler.

J’enfournai ma fourchette dans ma bouche et je laissai l’idée faire son chemin.

— Je n’ai jamais fait un truc de ce genre. Mes grands-parents n’avaient pas une vie sociale très riche, et je n’avais pas vraiment le cœur à recevoir pendant les années où nous avons été séparés. Le pavillon des invités est terminé, ce n’est pas la place qui manquerait. On est obligés de repousser le mariage, mais on pourrait organiser quelque chose pour les fêtes ? Ce sera notre premier Noël ensemble, à Bones et à moi.

Il me sourit.

— Voilà qui mérite d’être célébré, et je suis sûr que Rodney sera ravi de venir cuisiner pour nous. C’est sa grande passion.

Denise battit des mains.

— Oh, ça va être génial ! Ce sera la première fois que je passerai les fêtes avec des morts !

Randy leva les yeux au ciel, mais Bones rit.

— Oui, j’imagine que c’est généralement plus amusant qu’une messe de minuit.

— Il faudra aussi inviter ma mère, dis-je. D’ailleurs, elle ne se trouve pas très loin d’ici. La maison de Rodney est à… quoi… une heure de route ?

Bones acquiesça.

— Oui. Tu veux qu’on aille la voir ?

Je réfléchis au choix qui se présentait à moi. Si elle apprenait que j’étais passée aussi près de chez elle sans m’arrêter, j’en entendrais parler pendant des siècles. La question était réglée.

— On va y faire un saut. Elle sera forcément là, elle ne sort jamais.

— Quand est-ce que sa nouvelle maison sera prête ? demanda Denise.

— La semaine prochaine. Je crois que Don a fait exprès de faire traîner les choses pour lui faire payer une partie des soucis qu’elle lui a causés par le passé. Sinon, je ne vois pas pourquoi il lui aurait fallu si longtemps pour lui trouver un endroit sûr, mais je n’en parlerai jamais à ma mère.

Denise se leva, fouilla quelques secondes dans son placard, et en sortit une bouteille de gin encore scellée.

— Tiens. Si tu vas chez ta mère, ça te sera utile.

Une heure plus tard, nous dîmes au revoir à Denise et à Randy, et nous partîmes en direction de la résidence temporaire de ma mère. Le trajet à travers la campagne se révéla aussi agréable que relaxant… jusqu’à ce que Bones penche soudain la tête sur le côté, comme s’il se concentrait, avant d’appuyer sur la pédale de l’accélérateur.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Quelques instants plus tôt, il m’avait dit que nous arrivions. Alarmée, je tendis l’oreille, mais mon ouïe était moins fine que la sienne. Je ne captais que les échanges des familles habitant les différentes maisons devant lesquelles nous passions en trombe.

— J’y crois pas, dit Bones en gloussant.

— Quoi ?

Il continua à rouler dans les rues à toute vitesse.

— Oh, tu vas voir. Ne perds pas la bouteille de Denise, tu vas en avoir besoin.

J’en déduisis que ce n’était pas un bain de sang qui l’avait mis en éveil, car son sourire trahissait une bonne humeur féroce. J’espérais que ce n’était pas le sifflement d’une hache décapitant ma mère qui le rendait aussi joyeux. Lorsque nous nous garâmes devant ce qui devait être la maison de Rodney, je n’entendis que du remue-ménage et des jurons marmonnés. Qu’est-ce qui sortait de l’ordinaire là-dedans ?

Bones se précipita hors de la voiture sans même arrêter le moteur et frappa à la porte si fort qu’il fit vibrer les vitres.

— Ouvrez, Justina, ou j’enfonce la porte !

Cette dernière s’ouvrit à toute volée alors que j’approchais seulement. Il fallait bien que quelqu’un coupe le contact, après tout.

Ma mère ordonna à Bones de rester dehors, mais il passa devant elle sans prêter garde à ses injonctions. Il la regarda d’un œil malicieux et ses lèvres se mirent à trembler sans qu’il puisse les maîtriser.

— Eh bien ! Juste ciel, Justina, vos cheveux sont légèrement défaits, mon cœur, vous faisiez le ménage ? Non ? Et votre visage… si je ne vous connaissais pas si bien, je dirais qu’il est tout rouge. À l’époque où j’étais un gigolo dégénéré, pour reprendre votre expression, je voyais des femmes avec cette allure à longueur de journée. Après une partie de jambes en l’air.

J’avais le souffle coupé. Je l’observai de plus près, et m’aperçus qu’elle ne portait qu’une robe de chambre ; ses cheveux bruns partaient effectivement dans tous les sens, son visage était indubitablement rouge, et… mon Dieu, était-ce bien un suçon sur son cou ?

— Espèce de sale animal, sortez d’ici ! ordonna-t-elle à Bones.

Il riait si fort qu’il était plié en deux.

— Entre nous, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, non ? Quand je pensé que Chaton vivait dans l’angoisse que vous découvriez qu’elle couchait avec un vampire ! Vous n’êtes plus très bien placée pour la critiquer là-dessus, n’est-ce pas ? Descends, mon pote, viens dire bonjour ! Là, je suis scié.

— Bones, dit Rodney depuis l’étage d’un ton irrité, fiche le camp.

Je vacillai.

— Maman ? Toi et Rodney ?

Ma mère rougit de plus belle, devenant écarlate.

— Il me préparait mon repas, bafouilla-t-elle.

J’avais beau ne pas en revenir, je recouvrai tout de même ma voix.

— Et aussi le dessert, à ce qu’on dirait ! Je n’en crois pas mes yeux. Toutes ces années, tu m’as crucifiée parce que je couchais avec un vampire, et regarde-toi ! Rodney est une goule, espèce d’hypocrite !

— Il ne tue personne, les gens sont déjà morts quand il les mange ! rétorqua-t-elle d’un ton furieux, cherchant à s’abriter derrière une logique discutable. Sans compter que j’ai quarante-cinq ans et que je n’ai pas à donner d’explications à ma fille !

Je la regardai les yeux écarquillés, comme si c’était la première fois que je la voyais.

— Est-ce que Rodney a apprécié ? demandai-je.

— Apprécié quoi, Catherine ? s’offusqua-t-elle.

— Le fait que t’aies une sacrée paire de couilles !

Bones éclata de nouveau de rire et essuya ses larmes avec sa manche.

— Allons-y, Chaton. Il fallait que je le fasse, je n’ai pas pu résister. Justina, je suis content pour vous. Quant à toi, Rodney, conclut-il dans un nouveau gloussement moqueur, ton courage est admirable.

Bones me propulsa hors de la maison, malgré mes protestations. La porte claqua derrière nous.

Alors que nous repartions à une vitesse plus raisonnable, Bones ne maîtrisait toujours pas son hilarité.

— Je suis ravi que tu ne lui aies pas téléphoné que nous venions, Chaton. Ça valait vraiment le détour.

Je ne répondis pas, me calai sur mon siège et débouchai la bouteille de gin.

Je portais une robe argentée. Elle descendait jusqu’à mes pieds et moulait mes hanches et mes jambes. Deux bandes de tissu verticales couvraient ma poitrine et étaient nouées derrière ma nuque. J’avais le dos nu, et un décolleté en V si profond que je ne pouvais pas porter de soutien-gorge. Même l’un de ces trucs adhésifs n’aurait pas fait l’affaire.

Je fronçai les sourcils en voyant mon reflet dans la glace.

— Si jamais j’ai froid, tout le monde le verra. C’est moi la maîtresse de maison, je ne suis pas censée ressembler à une traînée.

Bones apparut derrière moi dans la glace.

— Tu n’as pas l’air d’une traînée, tu es magnifique.

Comme pour souligner ses paroles, il effleura mon dos du bout des lèvres. Aussitôt mes deux tétons se durcirent. En effet, le résultat était franchement indécent.

— Ravissante, murmura-t-il, sa bouche contre ma peau.

Rien d’étonnant à ce que la robe lui plaise, c’est lui qui l’avait choisie. Les goûts de Bones le portaient systématiquement vers des tenues beaucoup moins couvrantes que je l’aurais souhaité. Au moins, je portais une culotte, même si elle était minuscule. Il y avait certaines choses sur lesquelles je refusais de céder malgré son pouvoir de persuasion illimité.

Bones pencha la tête sur le côté le temps d’un instant.

— Ta mère est là.

Je descendis l’accueillir, car Bones n’était pas encore habillé. Je ne l’avais pas revue depuis cette incroyable soirée chez Rodney, et je n’avais pas la moindre envie de savoir s’ils… euh… sortaient ensemble. Rodney, en parfait gentleman, n’avait pas mentionné cet incident lorsqu’il était arrivé le matin même pour préparer le dîner, mais j’avais entendu Bones le saluer d’un tonitruant « Gloire au tueur de dragon ! ».

J’ouvris la porte… et mon sourire se figea. La femme qui se tenait devant moi ne pouvait pas être ma mère.

Ses cheveux bruns, aux nouveaux reflets plus clairs, ne portaient plus la moindre trace de gris. Le maquillage, ou les bons offices d’un salon de beauté, semblait lui avoir ôté dix ans en moins de trois semaines. Sa robe améthyste, plus moulante que la mienne, découvrait l’une de ses jambes à partir du haut de la cuisse et couvrait l’autre jusqu’à la cheville. L’une de ses épaules était dénudée, à la mode grecque, et ses cheveux étaient à moitié remontés, avec quelques mèches folles. Seuls ses yeux bleus n’avaient pas changé.

— Catherine. (Elle passa devant moi sans me faire la bise. Pas de doute, c’était bien ma mère.) Tu devrais te couvrir davantage, il gèle dehors.

Bonjour à toi aussi, maman. Ou qui que tu sois, parce que tu n’as rien à voir avec la femme qui m’a élevée.

— Tu peux parler, parvins-je à prononcer. On voit toute ta jambe jusqu’en haut de la cuisse. Mon Dieu, si grand-mère te voyait, elle sortirait tout droit de sa tombe !

Ma mère ouvrit la bouche, s’arrêta, puis sourit.

— Si tu ne dis rien, je ne dirai rien non plus.

J’envisageai un instant de me rendre dans la cuisine et de m’agenouiller devant Rodney pour lui témoigner toute mon admiration. Je n’aurais jamais cru cela possible, mais il était parvenu à lui inculquer le sens de l’humour. Pour réussir un tel exploit, il avait dû recourir au vaudou, décapiter plusieurs poulets et utiliser tout un tas de gris-gris.

— Je te sers un peu de lait de poule, maman ? dis-je en la conduisant au salon, une fois le choc passé. Je te préviens, il est corsé.

Froid comme une Tombe
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